Chapitre I GRANDEUR ET DECADENCE DE LA LOCOMOTIVE A VAPEUR. Les premières locomotives furent construites en Angleterre et vinrent sur le réseau ferroviaire français sur la Compagnie de l'Etat avec leurs équipes anglaises. -Où se reposaient-elles ? Dans des remises et des rotondes qui furent les plaques tournantes de la révolution industrielle à l'époque de la traction vapeur, le plus souvent implantées à des noeuds ferroviaires importants, dans de grandes villes, prés de complexes industriels où des usines, et parfois même en pleine nature comme ce fut le cas à Culmont-Chalindrey, ville cheminote née du chemin de fer. Le Maire et le Conseil Municipal étaient des cheminots, les paysans y étaient en minorité. Souvent, ces grands dépots occupent plusieurs hectares. -Que faisait-on dans ces rotondes ? Elles comportaient des fonctions vitales, distribuant les locomotives par l'intermédiaire d'une plaque tournante en son centre, mûe à bras, à la manivelle, à vapeur puis électrique. De nos jours, certaines, modernes, sont télécommandées. Il y avait des rotondes pouvant abriter jusqu'à 100 locomotives, et une douzaine pour les plus petites. Dans de gros centres, il pouvait y avoir 2 gares séparées, la gare voyageurs et la gare marchandises (aujourd'hui, on dirait la gare frêt), ce qui impliquait la présence de 2 ou 3 dépots trés proches : par exemple, sur l'Est, le dépot de Paris - La Villette, situé à la sortie même de la gare de l'Est, assurant la remorque des trains dits "nobles", rapides et express en 241A et 230K, et la banlieue en 141TB et, à 8 km de là, le dépot de Noisy le Sec assurant un service express et la presque totalité du service messageries de l'Est, 141 P, 241P, 230K, la banlieue , 141TB, les trains de travaux, la presque totalité des services de manoeuvre à l'Ourcq, Pantin, Bobigny embranchement Nord et sud. Le service des manoeuvres était assuré par des 040TA et des 151A pour le débranchement à la butte. Il assurait aussi un service marchandises en roulement régulier et en facultatif. En outre, il possédait un dépot autorails de première importance : Bugatti, RGP, TEE, autorail de commandement et autorail présidentiel, trains drapeaux. (Grue de 50t, wagons de secours de grande intervention). Le dépot de Vaires - Torcy à 23km de Paris assurait une partie de la banlieue avec des 141TC, des trains sur la Grande Ceinture et un important trafic marchandises. Dans ces dépots, l'activité était intense 24h/24 et ce toute l'année, avec en plus les périodes de pointe des Fêtes et vacances, pélerinages à Lourdes, etc... C'était un ballet incessant de rentrées et de sorties, les machines en relais ou de passage venant se ravitailler en charbon, eau et sable, parfois en huile. Il y avait les machines titulaires du dépot en repos avec l'équipe pour lavage de chaudière, qui venaient se refaire une beauté : lavées à l'eau bouillante, et ensuite astiquées. Elles pouvaient aussi profiter des bons soins de la VPP ( Visite en Pression par une équipe spécialisée pour détecter toute fuite ou avarie à prévenir). A l'âge d'or de la vapeur, il faut se souvenir qu'un dépot moyen gérant 80 machines employait des centaines de salariés : MECRU (Mécanicien de route), CFRU (Chauffeur de Route), CFMV (Chauffeur de Manoeuvre), MECRV (Mécanicien de Manoeuvre), ainsi que des faisant-fonctions. Il y avait aussi les grutiers, laveurs, allumeurs, tubistes, manoeuvres, manoeuvres spécialisés, ouvriers, aide-ouvriers, éveilleurs, mécaniciens de dépot. De toutes ces fourmis laborieuses, pour certains commençait le dur apprentissage des dépots qui ménerait certains vers le but désiré : devenir chauffeur de route et, pourquoi pas, la prodigieuse responsabilité de devenir mécanicien. Le service administratif était fourni lui aussi. A Noisy, par exemple, 4 Chefs de Dépot (1 chef de Dépot Principal, 1 chef de Dépot Mouvement (le chef de Feuille qui n'était que de jour), 1 chef de Dépot atelier, 1 chef de Dépot Autorail), ainsi qu'un rédacteur pour les 7P1 (demandes d'explications), 1 téléphoniste (à la feuille). La feuille était assurée en 3x8 par des sous-chefs de dépot. A Noisy, ils étaient 6, remplacés en cas de maladie par des CTRA ou des mécaniciens ayant l'échine souple. Il y avait 2 chefs mécaniciens vapeur et un chef mécanicien autorail. Le service administratif comptait une vingtaine d'employés et le B.O.T (Bureau d'Organisation de Travail) une dizaine, sans oublier les magasiniers. Les remises à machines et les rotondes ( circulaires ou demi-circulaires) avaient des formes diverses variant avec les régions. Certaines remises o les machines étaient garées les unes derrière les autres, une partie était employée comme atelier d'entretien. Aprés avoir brossé ce tableau bien que succint, il en ressort que la locomotive à vapeur exigeait beaucoup d'heures de travail pour fonctionner et bien entendu, petit à petit, l'objectif des compagnies fut de réduire le nombre de dépots en banalisant les machines pour être de plus en plus en ligne qu'en stationnement. Pour la seule région parisienne, Région de l'Est, dans une région de 100km en 1937, on recensait les dépots suivants : Paris -La Villette, Noisy le Sec, Vaires - Torcy, Meaux Ôannexe de Vaires), La Ferté Milon, Chateau Thierry, Gretz Armainviliers, Verneuil l'Etang (devenu annexe de Noisy), Longueville, Esternay, Sézanne( devenu annexe de Noisy) et Nogent - Vincennes, soit 12 dépots. Entretien et réparation des locomotives à vapeur. Il y avait l'entretien courant pouvant être effectué entre 2 trains dans le dépot d'attache ou de relais sans extinction de la machine. Ensuite, il y avait l'entretien périodique avec lavage de la chaudière, effectué le jour de repos de l'équipe titulaire dans le roulement (régulage de bielles, étanchéïté du groupe surchauffeur, décrassage de l'échappement, nettoyage des grilles et de la voéte, débouchage des entretoises, lavage des tubes à fumée à l'eau, nettoyage de la glace du robinet de frein). Il y avait aussi la RI (Révision Intermédiaire) avant le grand levage. S'il possède un atelier de levage, le dépot procède lui-même à la RI ou au grand levage. Le grand levage est effectué aprés un parcours d'un nombre de kilomètres parcourus. Il consiste en principe à lever la machine, lui retirer son train de roues pour visite et travaux sur les boites, les coins de réglage, les plaques de garde et l'armature du chassis même. Réalésage des cylindres des pistons et des distributeurs et ajustage des segments, je ne peux m'étendre sur le sujet qui seraittrés long à détailler. Dans le cas où de gros travaux sont à faire sur la structure même de la locomotive ou si des modifications techniques sont prévues, la machine retourne en principe chez son constructeur. A Noisy, on mettait des pièces ajustées pour renforcer la boite à feu, mises en forme sur place. On y faisait tout, sauf les Flamans et les révisions des pompes à air, envoyés à Epernay. Le dépot possédait aussi son tour à roues et le matériel nécessaire avec rampe chauffée au gaz pour le remplacement des bandages. Handicaps de la vapeur ayant hâté sa disparition de la scène ferroviaire. En première ligne, la rentabilité pénalisait ce mode de traction, par l'importance de la main d'oeuvre employée et de sa disponibilité limitée. Contrarement à une locomotive moderne où il suffit d'appuyer sur un bouton ou de lever un pantographe pour avoir une puissance disponible dans un délai réduit, la machine à vapeur demande plusieurs heures pour être opérationnelle. C'est d'abord la préparation pour l'allumage, et il faut de 3 à 4 h pour que la vapeur libère son énergie, la surveiller, l'alimenter, ensuite la graisser (bielles, petit mouvement, boites d'essieux, remplissage des graisseurs mécaniques ou à condensation). Lorsqu'elle rentre dans un dépot, on doit décider : - ou la laisser sous pression (talon, mise du feu en réserve). - ou capuchonnage, avec nettoyage préalable de l'arrière par le chauffeur pour avoir un talon propre, les m‰chefers repoussés à l'avant seront éliminés en basculant, par la bascule située à l'avant ou au milieu de la grille qui est une partie mobile s'actionnant au moyen d'un volant et d'une vis depuis la cabine. Il a été une époque où les locomotives n'avaient pas de bascule, il fallait donc sortir les mâchefers à la pelle par la porte du foyer. A la rentrée, ne pas oublier la vidange du fraisil accumulé dans la boite à fumée. Une machine gardée en feu doit être visitée régulièrement pour garder une pression de vapeur suffisante pour faire fonctionner les appareils d'alimentation et maintenir un niveau raisonnable dans le tube ou la glace Klinger. Si le stationnement est supérieur à 12h, il est plus rentable de laisser crever la machine. A celà s'ajoute bien entendu le chargement en houille- parfois 10t- de l'eau, du sable, du TIA (Traitement Intégral Armand), faire un prélèvement d'eau à un des robinets de jauge de la chaudière pour analyse. La machine devait aussi la plupart du temps être virée ou sur une plaque, ou par un triangle de retournement. A Château Thierry, la plaque existanteétait trop petite pour les 241P qui faisait la navette entre Ch‰teau Thierry, limite de l'électrification, et Paris - Est : il fallut construire un triangle de retournement. Dans certains petits dépots, il fallait découpler et virer séparément tender et locomotive. L'eau posait aussi quelques problèmes, peu en France, mais beaucoup dans les pays arides et secs. Le transport du charbon par trains complets des lieux de production pour le répartir dans les dépots était une opération fort coûteuse ; pour avoir des stocks d'avance, il existait des dépots de stockage : Vaires - Charbon au dépot de Vaires - Torcy. Pour revenir à l'eau, un système d'écopage en ligne sans arrêt fut expérimenté mais non généralisé car il posait de graves problèmes l'hiver. Puis les 141P pointèrent leur nez avec le stocker, ensuite les 141R avec stocker et boite à fumée auto-nettoyante (self-cleaning) et ensuite la chauffe au mazout. Haro sur les problèmes d'où vient tout le mal. La pollution, question sensible des pays industrialisés, fut un élément pour le déclin de la vapeur. Elle venait à point pour alimenter le moulin des détracteurs de la vapeur et des partisants du tout voitures et tout camions. En 2000, on en rirait si la pollution automobile qui empoisonne notre air régulièrement n'était qu'un gadget, car on ne parle pas de se débarrasser de ce mode de traction, mortel à tous points de vue. Aprés la guerre 39-45, la concurrence routière se fit de plus en plus dure à n'importe quel prix, sacrifiant tout au dieu Pétrole et aux magnats de l'automobile, obligeant le chemin de fer à se moderniser pour avoir plus de compétitivité. Pour les "tout autos", il devenait inconcevable que les trains soient encore tirés par ces monstres bruyants déversant des torrents de fumée (moins nocives que celles des camions et voitures, pour ne citer que ceux là). Ajoutez à calà que de bons apôtres de l'hypocrisie, nos grands dirigeants (ayant des actions à Belfort ou des jetons dans des conseils d'administration de compagnies routières, la SNCF n'a-t-elle pas la plus grande flotte routière de par ses filiales ?) et autres capitalistes de tous poils s'inquiétaient de nos conditions de travail- dur, salissant, astreignant- estimant qu'il n'était pas raisonnable d'obliger des hommes à se tenir debout pendant des heures à enfourner à la pelle des tonnes de charbon dans la chaleur de l'été et dans le froid de l'hiver sur des engins tressautant, passant sans transition aucune du chaud au froid lors des parcours tender en avant, j'en passe et des meilleures. Toutes ces bonnes paroles lénifiantes en fait n'étaient pas pour nous épargner notre peine : de celà, ils s'en moquaient comme de leur première chemise ; mais faire des économies, accroitre la sacro-sainte rentabilité. Tout cela n'était qu'un paternalisme le plus éhonté, le plus effrenné, le plus hypocrite alors qu'ils nous avaient obligés à faire de nombreuses grèves pour obtenir quelques malheureux dimanches dans une année, pour obtenir le renforcement des cabines de conduite à l'époque de la traction moderne, suite à des collisions à des PN avec mort du CRRU. Et puis avez-vous vu une de nos superbes locomotives modernes avec un mini-frigo, un lavabo ou des WC ? Récemment, un CRRU n'a-t-il pas eu une jambe arrachée en urinant par la porte de la cabine de conduite ? Nous l'aimions, ce métier ! Malgré tout ce que l'on a pu reprocher à la traction vapeur, nous l'aimions ce métier dur, captivant, ennivrant, où nous avions des responsabilités d'homme, où nous n'étions asservis ni par la VACMA, ni par le manuel de conduite, où la force motrice était tributaire de l'art du chauffeur et de la conduite du mécanicien, et où on ne dépendait pas d'un moteur diésel ou de la caténaire. Car elle avait des qualités, la locomotive à vapeur : simple, fiable, robuste, fonctionnant dans les pires conditions d'adversité qu'aucune autre forme de traction ne tolérerait. Même avariée, une locomotive à vapeur amenait presque toujours ses voyageurs à destination. On ne peut malheureusement pas en dire de même de nos jours, où la moindre chéte de neige ou le gel transforme nos belles motrices en tas de ferrailles inertes, TGV y compris. Et mieux vaut ne pas parler de la moyenne des trains en retard... Le grand sommeil. Pour un ancien de la vapeur, quoi de plus triste que de voir nos anciennes compagnes moribondes, sur des voies rouillées, abandonnées là parmi les ronces et les herbes. Les avez-vous vu, voyageurs, de vos voitures climatisées, ces alignements de machines froides, inertes, attendant stoïquement la démolition ? Je me rappelle ces mouroirs de Bucon et d'Amagne-Lucquy. Certaines étaient dans leur dépot d'attache, seules ou en groupe, cachées derrière des hangars sur des voies en cul de sac ou ne menant plus nulle part, débiellées, porte de boite à fumée ouverte, porte de foyer béante, dans lequel on a fourré les bielles motrices qui dépasse dans la cabine. D'autres sont rassemblées dans d'anciens raccordements hors service, figées dans la mort ; des cimetières à l'écart de tout, comme si personne ne voulait plus les voir, comme des pestiférés. Quelle différence entre un cimetière et un chantier de démolition ? De prime abord, aucun ! Dans le premier cas, elles rouillent en silence, envahies par la végétation ; et là, les fleurs sauvages prospèrent. Les défuntes s'ornent au coucher et au lever du soleil de couleurs indéfinies où le silence n'est brisé que par le bourdonnement des insectes ou le bruit des ailes des oiseaux venant y nicher. Avez-vous vu seulement une fois ces nécropoles, la nuit au clair de lune, toutes ces formes découpées comme un dessin en ombres chinoises ? Sur les chantiers, ce calme est remplacé par les hurlements du métal déchiré, coupé, brulé ; l'odeur acide des chalumeaux. Car même morte, la locomotive a encore une valeur marchande (cuivre, bronze, laiton, régule). La bureaucratie bête et aveugle, on ne sait jamais tant que l'on ne parvient pas à s'entendre sur le prix de vente, où l'irrésolution des compagnies, modernisation de certaines lignes, alors elles sont garées en réserves froides. Les locomotives condamnées sont cannibalisées afin d'y prélever des pièces pour d'autres du même type encore en activité. Depuis quelques années, on recherche les vieilles carcasses qui pourraient encore remorquer des trains touristiques sur des lignes non déferrées mais fermées au trafic. Malheureusement, en France, on ne fait pas de sentiment avec les vieux serviteurs : que de trésors inremplaçables ont ainsi disparu chez des ferrailleurs ! Quelques chevaux de trait ont eu le bonheur et la chance de finir leurs jours à Mulhouse, ce ne fut pas le cas pour les 141P dont aucune n'a survécu à la purge et au goulag SNCF.