Les détracteurs. Le monde est un éternel recommencement, surtout avec les politiques, qui jugèrent le chemin de fer par des moqueries et des haussements d'épaules. M. Thiers, chef du gouvernement français et Président du Conseil de 1836 à 1840, avait prophétisé que le chemin de fer ne serait jamais qu'un jouet d'enfant, un amusement. Le Grand Arago n'avait-il pas promis la pleurésie à tous les voyageurs qui se risqueraient à franchir un souterrain ? Tout au moins à ceux qui échapperaient à la catastrophe qui résulterait de l'explosion de la locomotive, ce qui serait terrible, par l'effet des "coups réfléchis". Il entrainait avec lui une grande partie de la soi-disant "intelligentsia" en disant que la "rapide translation d'un climat à un autreproduisant sur les voies respiratoires un effet mortel en même temps que le brusque changement de nourriture, le passage de l'emploi du beurre par exemple à celui de l'huile ou de la graisse ferait naitre des états dyspésiques ou dysenthériques exigeant un prompt rapatriement". Le mouvement de trépidation devait engendrer des maladies nerveuses telles que la danse de St Guy, des affections hystériques, des symptômes épileptiques, tandis que la fugace succession des images déterminerait instantanément de graves inflammations de la rétine ; la fumée et les escarbilles occasionneraient des bronchites et des adhérences à la plèvre. Les gynécologues, qui n'étaient encore, il est vrai, que des accoucheurs, affirmaient que le voyage en chemin de fer pour une femme enceinte devait infailliblement provoquer une fausse couche "avec toutes les conséquences puerpérales". Les employés du chemin de fer devaient courir, comme de juste, les mêmes dangers que les voyageurs " avec cette aggravation que les causes étaient réitérées et permanentes, leurs enfants connaitraient des dégénérescences morbides spéciales, d'une telle transcendance qu'ils n'auraient qu'une existence trés abrégée." Alors, en 1846 comme en 2000, pouvons-nous faire confiance aux hommes politiques et aux savants ? Spécial Réseau de l'Est : Les Estos, les Jugulaires. Un voyageur prenant le train à Strasbourg en 1846 et se rendant à Bayonne s'était entendu dire par l'employé qui lui vendait son billet que la régularité des horaires ainsi que la perfection des différents servicesn'étaient assurées que jusqu'aux limites du Réseau de l'Est, mais qu'au-delà, il voyageait "à ses risques et périls". Et comme le voyageur lui demandait la raison de ces réserves, l'employé finit par lui avouer qu'il était de notoriété publique que sur les "réseaux étrangers", les trains étaient loin de circuler avec la même perfection que sur le Réseau de l'Est. Ce voyageur racontant son voyage, le premier qu'il faisait en chemin de fer, ne manquait pas de dire qu'effectivement, le service des trains était bien différent si l'on circulait dans l'Est, le Nord, le Sud ou l'Ouest de la France. Ces différences étaient sensibles aux "gares frontières", appelées "gares communes" ou "gares de transit", où l'on abandonnait une compagnie pour en prendre une autre, car, d'un seul coup, tout changeait : uniformes, signaux, locomotives, matériel remorqué, la forme des gares, des maisonnettes des gardes-barrières, mais surtout l'allure des trains et l'attitude du personnel. Les "Estos"- ainsi appellait-on les employés de l'Est- étaient rigoureux, tout comme ceux du Réseau du Nord. Sur ces deux réseaux, tout marchait comme dans l'armée. L'accés au quai n'était autorisé que pendant l'arrêt des trains dans la gare. Il était interdit de circuler sur les quais, et les voyageurs devaient attendre bien sagement dans la salle des pas perdus et dans les salles d'attente jusqu'à ce qu'un employé, en grand uniforme, cinq minutes avant l'arrivée du train, vienne l'annoncer et ouvrir les portes donnant sur la "plate-forme". Alors, mais alors seulement, les voyageurs pouvaient accéder au train en bon ordre. Les quais étaient d'une propreté rigoureuse, balayés plusieurs fois par jour, et lorsqu'ils étaient en bois, ils étaient passés au pétrole et même "lissés au cul de bouteille", ainsi que le parquet des salles d'attente, ce qui donnait aux établissements de ces réseaux un parfum bien spécial rappellant aux voyageurs mâles celui de la caserne. Tous les dalages et pavages étaient lavés à grande eau chaque jour et les hommes étaient en permanence revêtus de leurs uniformes distinctifs, entretenus dans un état de propreté impeccable, les boutons astiquées chaque jour à la patience, les galons parfaitement visibles, et les chaussures cirées. Le départ des trains était commandé solennellement, conformément au réglement : -le chef de service était au garde à vous et donnait son coup de sifflet. -le chef de train sonnait alors de sa trompe et le mécanicien actionnait le sifflet de la locomotive. Pour la moindre infraction, le voyageur se voyait dresser procés-verbal. Les locomotives étaient étincelantes, brillant de tous leurs cuivres. Aucun joint ne suintait et les embiellages ressemblaient à un mécanisme d'horlogerie. On appelait les "Estos" les "Jugulaires", mais il faut le dire, leurs trains circulaient à la seconde prés. Le Réseau de Paris à Lyon et à la Méditerranée, appelé le PLM, avait une réputation un peu différente : les "civils" allaient et venaient à leur guise sur les quais, voyageurs ou accompagnateurs, pourvu qu'ils puissent présenter un billet ou un ticket de quai. Bref: une certaine bonhommie, mais aussi un laisser-faire. Il y avait d'ailleurs deux PLM : celui du nord, qui se prononçait "Pé, Elle, Emme" ou encore "Peu, Leu, Meu", et puis celui du sud : Le "Pellème" que l'on rencontrait au sud de Vienne. Là, on commençait à voir l'uniforme porté avec une discrète fantaisie. La veste flottait, non boutonnée, les mains étaient enfoncées dans les poches, certains employés portaient même une fleur à la boutonnière, galégeaient en vendant les billets, même en faisant les attelages, et les aiguilleurs adressaient des signes amicaux aux belles voyageuses. Enfin, plus au sud encore, sur le réseau du Midi, les gens entraient dans les gares comme dans un moulin. C'était le "chemin de fer troubadour", les trains n'y arrivaient jamais à l'heure et l'on voyait même, chose inconcevable pour un "esto", des employés, assis sur le sol, occupés à manger et à boire... Et puis, il y avait des punaises dans les coussins, et même sur les banquettes de bois en troisième classe. Ces choses frappèrent les voyageurs qui, dès 1858, date des premières apparitions, se rendirent à Lourdes en foule énorme, et les punaises du réseau du Midi furent longtemps la fable de tous les diocèses. Les chemins de fer français avaient été construits par tronçons, dans le désordre, sur des initiatives ou des intérêts personnels et individuels, pour des besoins locaux et électoraux, et ils donnèrent tout au long du XIXème siècle une impression d'incohérence. Tout était fait en ordre dispersé, chacun à sa façon, et du nord au sud, il y avait trente-six façons de conduire une locomotive, de faire un attelage ou de respecter un réglement. PETIT HISTORIQUE DE LA MACHINE A VAPEUR. On ne peut aujourd'hui que jeter un regard ou des pensées nostalgiques sur le charme particulier de la traction vapeur. A une certaine époque, la locomotive à vapeur apporta une réponse satisfaisante à un défi économique pressant : les besoins stimulèrent les créateurs de chemins de fer et inaugurèrent une ère de révolution industrielle dans la manière de vivre, dans les moeurs, la connaissance des autres. Ce qui comptait le plus, c'était la facilité de se déplacer et d'échanger des marchandises par un moyen de transport plus rapide que les routes ou les voies fluviales. La vapeur, ses origines, ses applications de Denis Papin au fardier de Cugnot. On connaissait en Europe depuis le XVIème siècle la traction hippomobile de wagons de houille sur des rails. Cependant, son utilisation se limitait à de courtes distances. Quant à la machine à vapeur, elle servit pendant tout le XVIIIème siècle pour les pompes à eau, jusqu'au jour où à la fin du siècle, un inventeur pensa qu'elle serait à même de tracter de lourdes charges. En 1805, une fonderie de Pen y Darren, au Pays de Galles, passa commande à M. Trewithick d'une machine fixe à vapeur pour le laminage. M. Trewithick avait déjà construit, fait fonctionner et présenté à Londres en 1803 un chariot à vapeur : c'est la première tentative de transport à l'aide de la vapeur. Le propriétaire de la fonderie, M.Samuel Homfray, demanda alors à M. Trevithick d'équiper sa machine de roues pour offrir au public des parcours en locomotive dans la cour de l'usine. C'est ainsi que le 13 février 1804, la fonderie de Pen y Darren devint un haut lieu de l'histoire du rail et de la locomotive à vapeur. La machine servait à l'acheminement sur une voie à ornières d'une charge de 10t de barres de fer jusqu'aux abords du canal de Glamorganshire, distant de 14,5km. La charge fut rapidement portée de 10 à 15t, en transportant des wagonnets où avaient pris place quelques 70 personnes poussées par la curiosité. La machine accomplit le voyage sans réapprovisionnement à 8km/h. Le triomphe de M. Trevithick ne connut guère de suite car les voies trop légères s'effondraient sous le poids de la machine. Les rails en fonte au profil en ventre de poisson qui apparurent par la suite n'ofrant pas une résistance suffisante, la mise au point d'une locomotive dont la masse adhérente permettrait la traction de charges importantes sur les rampes sévères des voies industrielles parcourues par les chevaux demeura à l'époque un problème insoluble. Les futurs constructeurs proposèrent alors toute une gamme de palliatifs plus ou moins pittoresques : -l'un était pourvu de crampons, les bandages des roues étant destinés à s'enfoncer dans le sol. -un autre, William Brunton, équipa sa "Mechanical Traveller" d'un extraordinaire mécanisme de béquilles grace auxquelles la machine se déplaçait sur un sentier de halage tracé entre les rails, à condition de ne pas s'embourber. Ce monstre pouvait atteindre la vitesse de 5 km/h sur la ligne de la houillère de Newbottle à Durham... jusqu'à l'explosion de sa chaudière. Ensuite vint l'invention de la roue dentée engrenant sur une crémaillère, de John Blenhinsop, mise en service la 12 Aout 1812. On en dota la locomotive de Matthew Murray destinée au chemin de fer de la houillère de Middelton. Les seules locomotives construites ailleurs qu'en Angleterre furent réalisées sur le modèle "Blenkinsop" par l'administration prussienne des mines. Elles ne connurent guère de succés. Ce fut M. William Hedley, superintendant de la houillère de Wylam, prés de Newcastle, qui apporta la solution au problème crucial de l'adhérence : Elle consistait à transmettre la puissance à plus d'une paire de roues à l'aide d'engrenages. En collaboration avec le contre-maitre de la forge, M. Timothy Hackworth, M. Hedley construisit en 1813 la "Puffing Billy", dotée de 4 roues, tout comme la "Wylam Billy", construite la même année, se vit adjoindre 2 paires de roues supplémentaires en raison des dégats occasionnés à la voie. Sous cette forme, les machines s'avérèrent si bien réussies que la "Wilam Billy" ne fut retirée du service qu'en 1866. La roue dentée mise à part, ces machines de Wylam contribuèrent à affiner la technologie de la locomotive à vapeur dans son ensemble. Le mérite en revint à Hackworth qui fut engagé par Georges Stephenson comme ingénieur attaché au Stockton and Darlington Railway. Il dirigea les ateliers de Stephenson à Newcastle et devint l'un des créateurs les plus en vue en Angleterre à l'aube de l'âge des chemins de fer. Georges Stephenson est né à Wylam en 1781, deuxième enfant d'une famille d'un chauffeur de houillère qui en eut 6. A 17 ans, Stephenson occupait un meilleur poste que son père comme responsable des machines de tout un groupe de houillères du Northumberland. Le propriétaire de la mine, Lord Rawensworth, lui accorda son soutien moral et financier et durant l'été de 1814, en dépit de son inexpérience et de celle de ses assistants, Stephenson put mettre sous pression sa première locomotive, la "Blucher". Elle subit ses essais le 27 juillet 1814. La "Blucher" n'était peut être pas en avance sur ses contemporaines, mais Stephenson avait découvert qu'un échappement dans une cheminée étroite créait un appel d'air assurant une ventilation plus énergique de la grille du foyer et par conséquent un plus fort dégagement de chaleur. Se détournant des systèmes à engrenages, il entrepris de coupler les roues motrices par des bielles. Dans les 2 ou 3 années qui suivirent les premiers tours de roues de la "Blucher", alors que les houillères du nord de l'Angleterre se trouvaient encore parcourues par un réseau de voies ferrées à traction hippomobile, Stephenson entreprit la construction de locomotives pour d'autres houillères. Sans tenir compte des voies intérieures des différentes usines, en 1820, un certain nombre de chemins de fer ouverts au trafic ou en passe de l'être existaient dans toute la Grande Bretagne, la plupart pour l'industrie. Car dès 1801, le Parlement avait jeté les bases juridiques du chemin de fer public à l'intention de la première entreprise de ce type : le Surrey Iron Railway, à traction hippomobile, section de 15km reliant Wandsworth sur la Tamise à Croydon, future banlieue de Londres. Une société dirigée par le financier Quaker Edward Pease demanda l'approbation du Parlement pour un projet de voie à ornières destiné au transport de la houille, du fer, du blé et d'autres marchandises entre l'intérieur du Comté de Durham d'une part, la ville de Darlington, et le port de Stockton. Le Parlement vota la loi en 1821. Il fut convenu qu'une partie de la ligne serait exploitée à l'aide de locomotives à vapeur, ce qu'approuva le Parlement par décret de 1823. une fraction importante des dirigeants du Darlington - Stockton élevait de sérieuses objections et insistait pour laisser certaines sections en traction hippomobile. L'inauguration eut lieu le 27 septembre 1825. La "Locomotion", l'une des deux locomotives perfectionnées par Stephenson, parcourut triomphalement le 34km avec une charge de 69t : 6 wagons chargés de houille et de sacs de farine, une voiture fermée pour la Direction et un wagon en bois équipé de bancs o s'entassaient des voyageurs. La vitesse atteignit 24km/h. Pour terminer sur ce bref exposé des débuts des chemins de fer, la fiabilité de la vapeur sur des distances supérieures à 2km ne se vérifia qu'à partir de 1827. En France, il faut remonter à 1814 pour trouver le premier projet de voie ferrée : c'est à M. Louis Antoine De Beaunier, professeur à l'Ecole des Mineurs de St Etienne, que l'on doit la première ligne de chemin de fer en France. Demandée le 5 mai 1821, la concession n'est accordée qu'en 1823 par ordonnance du Roi Louis XVIII et permit de fonder la Compagnie de St Etienne à la Loire. Il fallut 2 années pour procéder aux expropriations avant de commencer les travaux. La date du 1er octobre 1828 est habituellement citée pour l'ouverture complète de la ligne entre St Etienne et Andrézieu ; cependant, dès 1827, des convois la parcouraient, ces derniers de marchandises, tirés par des chevaux. Les convois de voyageurs circulèrent à partir du 1er mars 1832. Toutefois, le transport des voyageurs existait déjà depuis 1831 sur la première section de St Etienne à Lyon, oeuvre des frères Seguin dont Marc était l'inventeur de la chaudière tubulaire. Le chemin de fer a été accueilli de différentes façons : -applaudit par les uns : "Aux hommes qui font marcher le chemin de fer, qu'ils soient dirigeants ou employés, qu'il me soit permis de dire que les chemins de fer sont les artères du corps de la Nation et que sur eux repose l'immense responsabilité de faire en sorte que ces artères ne souffrent à aucun engorgement d'insuffisance ou de relachement". -En Europe, Norsdword détestait cette innovation profane et Dickens afirmait que "le cheval de fer faisait l'effet d'un tremblement de terre, accompagné de tonnerre et d'éclairs répandant dans les airs des langages inconnus". Verlaine, lui, s'extasiait sur les rythmes fracassants du train et assimilait cette expérience visuelle à une mélodie des temps modernes : " Le paysage dans le cadre des portières court furieusement et des plaintes entières avec de l'eau, des blés, des arbres et du ciel, tombent les poteaux minces du télégraphe, dont les fils ont l'allure étrange d'un paragraphe". J'ai à coeur de faire ce préliminaire sur la locomotive à vapeur pour mieux imprégner le lecteur de ce que fut cette période pour ceux qui l'ont vécue, leur nostalgie d'un passé à jamais révolu mais qui vit encore en nous, pour essayer de lui faire partager un monde à part, de lui faire mieux comprendre si cela est possible les liens étroits qui liaient les hommes à leur machine, qui est et restera la vedette principale du récit de mes aventures de roulant, qui sans elle n'aurait qu'une valeur toute relative.